L’histoire de nos bâtiments emblématiques
La grange de Seveyrac
Intervention de Jean-Yves Rieucau lors d’un colloque sur les granges cisterciennes qui s’est tenu aux Bourines le 18 juin 2011.
Mon intervention porte sur l’histoire du domaine de Séveyrac et son évolution depuis la fin du XVIIIème siècle jusqu’ à nos jours.
Au XVIIème, le mode « faire valoir direct » cesse, l’exploitation est louée à des fermiers laïcs. Il demeure cependant toujours des relations privilégiées entre les granges et l’Abbaye, notamment le droit de faire estiver le troupeau avec ceux d’autres granges sur la montagne du Trap de Curières qui est maintenu.
Je vais donc retracer l’histoire de Séveyrac depuis 1792 en me plaçant uniquement sur la dimension exploitation agricole.
Pour ce, en reprenant chronologiquement la vie des propriétaires et fermiers successifs, on remarquera les évolutions et modifications intervenues tant sur les pratiques de production que foncières et architecturales.
L’histoire de Séveyrac depuis la révolution c’est l’histoire de deux familles, les Frayssinous et les Rieucau.
En 1790, en prévision de sa prochaine vente comme bien national, et, à la demande du District de Rodez, Séveyrac, possession des religieux de Bonneval, est estimé à 64 552 livres.
La vente a lieu le 16 janvier 1792 à Rodez. L’adjudication définitive est accordée à Jean Baptiste Frayssinous, né en 1742 au Puech de Curières, issu d’une vieille famille de l’Aubrac. En 1679, un certain Jean Aymard Frayssinous est l’Abbé de Bonneval.
En 1785, Jean Antoine Frayssinous est fermier général de Bonneval (donc de Séveyrac). Il est le frère de Jean Baptiste le nouvel acquéreur. Ce dernier est successivement fermier de la Roquette, puis de Bonnefon et enfin de 1788 à 1792 des Bourines.
Cette ascension constante ne laissait cependant prévoir la chance que la révolution allait lui donner. De grand fermier, il allait devenir propriétaire. Ces détails montrent la stabilité du monde agricole avant 1789.
L’exploitation de 210 hectares comprenait :
– 30 hectares de prairies naturelles situées dans la veine argile calcaire,
– 70 hectares de champs pour la plupart peu fertile,
– 80 hectares de devèze pour le pacage des ovins,
– 30 hectares de bois de bonne qualité.
Le parcellaire représente un bel équilibre d’exploitation ; les parcelles sont de bonne taille et tiennent compte de la nature du sol.
Le troupeau d’ovins, de 300 à 400 bêtes, domine les autres productions (bovine, porcine et céréalière).
La montagne des Inguilhiens, près de Condom d’Aubrac, permet l’estive en location.
En 1806, Jean-Antoine Frayssinous, le fils de Jean-Baptiste lui succède, et il entreprend de grands travaux. Il transforme la tour et la rend plus habitable. Il aménage l’unique fontaine du corps de ferme. Il modifie enfin les bâtiments d’exploitation, grenier, écurie des juments et la maison de la ferme.
En 1840, il se retire à Bouet prés de Laguiole et laisse Séveyrac à ses frères et soeurs. Aimable Frayssinous, son plus jeune frère, achète en 1843 « Falguière », un champ de 15 hectares provenant de Crespiac qui permettra d’accroître la production. Jusqu’en 1854, les Frayssinous exploitent directement leur ferme ; ils cultivent l’orge, le blé, le seigle, l’avoine à mi-fruit. Ils produisent du fromage sur l’Aubrac durant l’estive. Ils engraissent veaux, agneaux et porcs pour la vente. Le troupeau de brebis leur assure également un complément de revenus avec la laine.
En 1854, Aimable Frayssinous loue Séveyrac à Louis Viguier de Gabriac. Ce dernier plantera la première pomme de terre. Il utilisera la charrue dombasle pour les terres argileuses, l’araire étant conservée pour les terres du Causse. Il possède 20 vaches, 8 paires de boeufs, 2 juments et 300 brebis. Il emploie 10 à 15 salariés. On est dans un système de polyculture-élevage. Cette même année, la bergerie est construite.
En 1873, Aimable Frayssinous meurt, sa fille unique qui a épousé Bernard d’Armagnac, hérite de Séveyrac. C’est donc le Vicomte d’Armagnac qui gère désormais le domaine et l’afferme cette même année à Adrien Dauban.
Le montant du fermage s’élève à 8 000 francs, auxquels s’ajoutent de nombreuses réserves dont la moitié de la production de la vigne de Rodelle, 2 cochons, du lait, des oeufs, du fromage, des légumes du jardin et l’entretien des chevaux.
En 1873, on bat les céréales sur l’aire à la batteuse, les ovins ne monteront plus sur l’Aubrac, l’assolement reste identique. La montagne de Servel ne sert plus qu’aux bovins.
Le bail de Dauban s’interrompt en 1883. Monsieur d’Armagnac le propose à Pierre Rieucau qui l’accepte car c’était pour lui le gage d’une vie plus facile.
Pierre Rieucau est né à Saint Julien de Rodelle en 1831. Sa mère, Julie Duvieux, était née à Crespiac. Son frère n’ayant pas d’enfants fait appel à son neveu Pierre Rieucau et lui lègue sa ferme de 20 hectares. Pierre Rieucau s’installe donc avec sa famille à Crespiac.
Les conditions du bail de Séveyrac étant particulièrement dures (8 000 francs plus les réserves), il dût cautionner la ferme de son frère de Saint Julien de Rodelle et la sienne de Crespiac. Si les propriétaires, Monsieur et Madame d’Armagnac, ne viennent pas souvent à Séveyrac, ils laissent peu d’initiatives à leur fermier (choix de l’assolement et catégories d’animaux). Pierre Rieucau pourra joindre au domaine sa petite ferme de Crespiac.
Les rapports entre le propriétaire et son fermier sont à la fois cérémonieux et familiers. Le fermier, son épouse et leurs sept enfants vivent à la maison de la ferme. Les enfants participent aux travaux et bénéficient d’une promotion régulière avec l’âge. Le rôle de l’épouse est primordial pour le bon fonctionnement de l’exploitation. Elle assure toute l’intendance. Cet état de fait ne se démentira jamais même au XXIème siècle. Le respect que l’on porte au fermier est du même ordre que celui qu’il a pour son propriétaire.
Faisons un point sur le personnel non familial :
– Le maître valet organise le travail, remplace le patron lorsqu’il se déplace aux foires ou aux loues. Il fait le pain, construit les gerbiers, mène la première paire de boeufs au labour. C’est un emploi de confiance qui implique de la stabilité.
– Le charretier s’occupe des chevaux (deux ou trois). Avec l’apparition des nouveaux outillages cet emploi prend beaucoup d’importance.
– Le batier et le tras-batier s’occupent des boeufs toute l’année (six ou sept paires).
– Le cantalès s’occupe des 40 vaches de race Aubrac. Généralement il les suit l’été à la montagne et fabrique le fromage. L’hiver, il est responsable du pansage aidé par le tras-cantalès (un ou deux).
– A la bergerie, trois hommes sont présents. Le berger responsable du troupeau et de sa conduite. Sous ses ordres, le bassivié s’occupe des jeunes brebis et le pastrou assure les mini-travaux. L’été, les 300 brebis passent les nuits dehors au parc, les bergers couchent eux dans des cabanes sur roues.
Les ouvriers permanents conservaient leur poste souvent plusieurs dizaines d’années. Ils vivaient en permanence avec les animaux qui leur étaient confiés. Leurs compétences professionnelles se mesuraient à l’état de leurs troupeaux. Bergers et vachers se sont appliqués d’années en années à maintenir leurs troupeaux dans le respect des usages acquis.
– Plusieurs servantes aident aux travaux domestiques et aux soins des porcs.
Outre le personnel permanent, Séveyrac accueillait des ouvriers souvent originaires des hameaux voisins pour les travaux saisonniers (fenaison, moisson, battage,…).
A la demande et en fonction des besoins, maçon, menuisier, forgeron, tondeur de brebis, tueur de cochons offraient leurs services. Leurs interventions régulières ponctuaient le rythme des saisons.
– Jusqu’en 1902, un garde forestier était employé par les époux d’Armagnac.
En 1890, le fermage est de 8 500 francs (Séveyrac et la montagne des Landes).
Monsieur d’Armagnac fait ensemencer par son fermier le champ grand en prairie naturelle et fait implanter les premières luzernes sur le causse. Il achète la première faucheuse en 1898 pour la somme de 430 francs.
En ce début de bail, il accorde à son fermier une somme de 4 000 francs pour la construction de l’étable des boeufs. Le bois nécessaire sera prélevé sur la ferme. Pierre Rieucau assurera le suivi des travaux et livra le bâtiment à la fin du bail, soit trois plus tard.
En fait, la ferme vit dans une économie à tendance autarcique, en dehors de la vente des animaux, du fromage, des quelques céréales, des porcs et de la laine, la production est orientée en grande partie vers l’autoconsommation.
L’exploitation est importante mais le causse est pauvre.
Pierre Rieucau ne fera pas de dettes, mais il ne s’enrichira pas comme fermier à Séveyrac.
En 1903, âgé de 73 ans, il cède son bail à son fils Pierre, né en 1876 à Crespiac. Avec lui c’est tout un monde qui va disparaître ; le rythme des transformations va s’accélérer du fait de l’évolution générale du monde agricole liée à la mécanisation notamment, à l’exode rural et aux modes de vie familiaux. Cette évolution est la conséquence directe également de l’initiation aux responsabilités de Pierre le fils qui s’est vu confier très tôt par son père le poste de « maître valet ». Dés le début de son bail, il entreprend la traite des brebis pour Roquefort. Cette décision va modifier l’organisation de la ferme, la part des céréales va diminuer au bénéfice des prairies naturelles et artificielles qui verront leur surface en forte expansion avec comme incidence un surcroît de travail.
Le berger voit son salaire amélioré et peut s’appuyer sur des aides pour la traite. D’un système de polyculture, on passe à une économie d’élevage. Le personnel temporaire diminue du fait de la mécanisation (achat de la première moissonneuse-lieuse en 1904). La ferme devient moins dépendante des villages voisins.
En 1922, Madame D’Armagnac, née Frayssinous, meurt. Monsieur Joseph Desjoyaux, son cousin, hérite de Séveyrac. Il vit dans la Loire mais connait bien la ferme. En 1911, Monsieur D’Armagnac avait fait appel à lui.
En 1914, le fermage est de 8 000 francs (Séveyrac et la montagnette de Curières).
En 1922 malgré la guerre, les pratiques changent peu ; les améliorations techniques se poursuivent lentement ; le prix du bail est porté à 12 000 francs. Il est adjoint à Séveyrac la montagne de Bord Haut, située en Lozère sur 200 hectares. Mon arrière grand-père prendra des animaux en pension l’été afin de charger correctement la montagne.
En 1928, le bail prend fin. Monsieur Desjoyaux intéresse Joseph Vesco, son filleul, à Séveyrac. Pierre Rieucau et sa famille se retirent sur une ferme qu’ils achètent à Concourès. Il la fera valoir avec ses terres de Crespiac.
En 1932, Joseph Vesco abandonne. Monsieur Desjoyeux se retourne vers Pierre Rieucau et lui propose d’acheter Séveyrac.
Après cinquante années de fermage, la famille Rieucau devient propriétaire. La montagne de Bord Haut ne fait pas partie de la vente mais restera louée jusqu’en 1940.
La ferme de Concourès est revendue ; quant à celle de Crespiac elle intègre définitivement Séveyrac.
Si les pratiques changent peu après 1940, le système de la montagne évolue. La pension des 45 vaches durant l’été est payée par le fromage que produit le cantalès, lui-même étant le locataire de la montagne. Le troupeau suit le cantalès sur l’estive qu’il loue (Plèches, Fontanille, Régamblhaut…).
Pierre Rieucau meurt en 1958, son fils Louis déjà très impliqué, prend la suite. La mécanisation se poursuit ; achat du premier tracteur en 1947, première machine à traire en 1950, construction de la salle de traite en 1965. Le nombre des personnels permanent et saisonnier diminue nettement. En 1963 par manque de personnel et du manque à gagner sur les veaux, la traite sur la montagne est terminée. Les 50 vaches estiveront à Regambal-Bas en système de manade. A la même époque, le battage sur l’aire c’est fini. Place à la moissonneuse-batteuse !
En 1966, deux tracteurs supplémentaires viennent remplacer les boeufs et juments dont les derniers spécimens partent de Séveyrac à cette époque. La production des porcs se limite aux besoins de la ferme exclusivement. Il ne reste plus que quatre salariés.
Louis Rieucau meurt en 1967, âgé de 61 ans. La surface de Séveyrac est la même que celle exploitée par son grand-père en 1884. Son fils Joseph prend la suite, la ferme désormais s’appuie sur deux productions:
– Les 300 brebis sélectionnées en race Lacaune pour la traite.
– Les vaches (50 en 1967, 70 en 1994), avec une intensification de la sélection en race Aubrac.
Les veaux mâles sont vendus pour l’engraissement en Italie (les bourrets). Les vaches estivent toujours sur la même montagne. Les surfaces restent identiques. La part des céréales dont le rendement est faible, diminue au profit des fourrages. Le système est extensif et vise comme toujours à l’autonomie.
En 1982, construction des bâtiments modernes pour les vaches et broutards et d’un hangar de stockage. En 1989, il ne reste plus qu’un salarié.
En 1993, je m’installe sur l’exploitation avec mes parents. J’augmente le troupeau de bovins et diminue le nombre d’ovins. En 1995, achat de la montagne de Régambal-Bas. Spécialisation progressive de l’exploitation vers la production bovine et modernisation du matériel agricole. En 2003, le troupeau d’ovins est vendu. La traite pour Roquefort après un siècle d’existence est terminée !
Il n’y a plus de salarié permanent à Séveyrac. En 2006, construction d’une stabulation libre pour 130 bovins adultes et transformation de l’étable de 1982. Le manque de main d’oeuvre, l’obligation de normes toujours plus strictes, le manque de rentabilité, la volatilité des marchés et les transformations de la société en 15 ans ont provoqué à Séveyrac plus de bouleversements qu’en 7 siècles.
Epilogue
Au delà des siècles de relations avec Bonneval, j’ai voulu retracer le évènements successifs qui ont transformé Séveyrac depuis la Révolution.
Chose assez facile car seulement deux familles ont évolué en ces lieux. Ainsi de grands changements sont intervenus à Séveyrac. Bien plus que les bâtiments, les terres conservent dans leur répartition, leur utilisation, un respect des traditions encore plus frappant.
L’organisation de l’espace est encore aujourd’hui celui que les moines avaient su imposer par un labeur séculaire à l’étendue du domaine. La complémentarité avec les terres de l’Aubrac forme un système d’élevage inégalé. Nombreuses sont les exploitations qui l’ont adopté.
Le prestige historique qu’en tirent ces fermes, ajouté au labeur de générations d’hommes, agit sur leurs propriétaires.
On se doit d’honorer par notre comportement l’ancien domaine des moines.