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Paul Bories : la scie et la batteuse

La locomobile !

C’est le premier souvenir qui vient à l’esprit de Paul Bories quand il évoque sa vie, son métier… Cette locomobile, une machine à vapeur de plus d’une tonne, avec une cheminée, montée sur quatre roues en fer et nantie d’un timon, se déplace tirée par des bœufs et va ainsi, à la demande, de village en village depuis leur ferme aux Escabrins, d’abord pour faire tourner une scie circulaire et aussi pour « dépiquer » avec la batteuse…
C’est son père, Henri, le seul garçon d’une famille de quatre enfants, à son retour de la Guerre de 14, en plus des travaux de la petite ferme dont s’occupe encore son grand-père, Pierre, qui décide d’acheter cet équipement pour scier le bois. La scie fait bien 90 centimètres de diamètre et 4 à 5 millimètres d’épaisseur et il revoit son père l’aiguiser patiemment, dent après dent, dans un sens puis dans l’autre, avec un tire-point (lime triangulaire) ; il faut aussi lui donner de la voie et imprimer, dent après dent, à gauche, puis à droite, l’inclinaison nécessaire, le passage pour bien couper. Enfin, quand elle tourne, il faut l’arroser et un bidon de 50 litres d’eau avec un petit tuyau suspendu au-dessus de la lame fait l’affaire. Pendant que son père se préoccupe de la bonne marche de la scie, Paul, dès qu’il en aura l’âge et la force, fait tourner la locomobile,… du feu et de l’eau. Et il faut chauffer et faire bouillir quelque 300 litres d’eau. Il surveille aussi le niveau d’huile dans le cylindre, de la Valvoline, une huile épaisse qui résiste à la chaleur. La machine passe la visite des Mines tous les 4 ans et le contrôleur vient sur place avec une pompe spéciale pour l’éprouver.

Le dépiquage

La locomobile fait aussi marcher la batteuse pendant les dernières semaines de l’été ; ils font le tour des villages environnants dans une bonne vingtaine de fermes: Le Bruel, Barriac, Carcuac, La Basse Marche, Concourès, Maymac, Lédenac, Sévignac et Les Escabrins… et ce sont les bœufs qui tirent toujours les engins. Locomobile et batteuse sont reliées par une courroie d’au moins 20 mètres, pour prévenir tout risque d’incendie. Pour la batteuse, pour des raisons d’efficacité et aussi de sécurité car le bois est trop dangereux avec les étincelles et la paille, ce sont des briquettes de charbon qu’il faut aller chercher à la gare de Rodez avec un char à bœufs qui alimentent le foyer. Le père est toute la journée sur la batteuse à lui faire avaler blé, orge, seigle ou avoine après que les liens des gerbes aient été coupés. Paul se préoccupe de la locomobile, un bon feu pour faire bouillir l’eau.
Plus d’une douzaine d’hommes, des fermiers voisins, sont là pour donner la main et c’est une rude journée… Faire passer les gerbes du « plunjou », une meule dûment construite lors de la moisson, à celui qui est sur la batteuse, porter à l’épaule les longs et lourds sacs au grenier – 70 kilos pour l’avoine et près de 100 kilos pour le blé – , par un escalier souvent étroit et difficile, prendre les « cluetchès » de paille avec une longue baguette de noisetier ou de frêne très souple ou avec une fourche pour les hisser dans la grange ou les entasser solidement pour faire une « pallière », une nouvelle meule dehors. Les enfants apportent à boire du vin avec le « pégal », une cruche en terre… Il fait chaud et soif !
Après le café, la gnole et la fouace à l’arrivée vers 6h du matin, les hommes vont se retrouver 4 fois dans la journée pour manger : la soupe à 9h du matin avec du jambon et du fromage ; le repas de midi copieux et bien arrosé car c’est la fête entre voisins qui s’entraident et partagent… potage au vermicelle, pot au feu ou civet de lapin, poulet ou canard rôti avec haricots verts et pommes de terre, salade, fromage de vache de la ferme et quelquefois du roquefort, pastis et fouace, et du vin, beaucoup de vin surtout quand on avait la vigne dans la vallée du Dourdou, et pour terminer, le café avec la goutte, « indispensable » !; pour les 4 heures, souvent du jambon , de la saucisse et du pastis ; au souper, enfin, les restes, quelquefois accompagnés d’un succulent civet ou d’un poulet. Une fin de soirée souvent tardive après une chaude journée de labeur, dans la joie et la bonne humeur, entre amis solides qui vont vite se retrouver et recommencer chez l’un d’entre eux…
Le dépiquage ? De la sueur, de la soif, du boulot, de l’entraide, …la fête !

La scie à ruban

Au début de la Guerre de 39, Pierre Bories loue à Bezonnes une scie à ruban avec ses deux volants et l’installe sur le couderc aux Escabrins ; elle sera vite vendue par le propriétaire et il sera tout heureux d’en louer une autre chez Laury à Barriac… qui reprendra sa scie à son retour de captivité. Les clients, surtout des paysans voisins, apportent leurs billes de bois qu’il faut hisser à bras, en les faisant tourner, glisser avec des leviers pour les arrimer avec des crochets sur le chariot ; ils repartent avec leurs planches sciées, souvent pour faire des « clèdes », des barrières ou des clôtures, des séparations dans les étables, des planchers de grange. La sciure ne sert pas à grand-chose et les chutes de bois vont brûler dans la locomobile.
Finalement, les Bories achètent en 1950 leur scie à ruban avec un grand chariot monté sur rails qui va fonctionner avec un moteur électrique de 10 CV. Ils sont alors 3 à travailler puisque son plus jeune frère Gabriel les a rejoints. Un tracteur, un Lanz qu’on démarre à la manivelle en chauffant au propane le gazole dans une boule, remplacera pendant une bonne période le premier moteur électrique qui se branchait aux fils avec des perches, qui fondaient ou prenaient feu… Il servira aussi pour faire tourner la batteuse. En 1960, ils achètent un nouveau moteur électrique de 13 CV. Plus tard, un camion, un Berliet équipé d’une grue spéciale, piloté par Gabriel, permettra d’aller chercher les billes de bois et de livrer ensuite les clients, dont des charpentiers et des menuisiers… Vers 1970, c’est un nouveau tracteur, un Renault de 70 CV, qui servira pour la batteuse et pour les travaux de la ferme. C’est une véritable entreprise… Et on n’arrête pas le progrès ! Un palan électrique pour mettre en place la bille sur le chariot sera lui aussi le bienvenu. Poutres, chevrons, planches de tous bois, de toutes dimensions et de toutes épaisseurs, le travail ne manque pas.
Et Paul de déclarer : « J’en ai scié du bois toute la journée ! »
Le tronc d’arbre est quasiment reconstitué puisque chaque planche, séparée de la suivante par des liteaux, va trouver sa bonne place après avoir été sciée pour un séchage de plusieurs mois, voire plusieurs années. Le travail se fait à deux, le premier, qui connaît bien la machine, fait avancer avec une manivelle et avec précaution, chariot et bille de bois dans laquelle la scie, bien affûtée, creuse son sillon verticalement pendant qu’un autre se saisit de la planche à la sortie de coupe et la place bien en ligne sur les tréteaux. Un vrai métier que celui de scieur ! Et du travail bien fait, du « sur mesure » !

Les moissonneuses-batteuses ont remplacé le dépiquage dans les fermes. Les scieries sont devenues industrielles. Rares sont celles qui scient du bois pour les particuliers. La scierie de Paul est arrêtée et la scie à ruban est toujours là… Témoin émouvant d’un autre âge et témoignage d’un remarquable savoir-faire et d’une grande conscience…

Entretien avec Paul Bories réalisé le 17 août 2011 par Jean-Pierre Huguet, mari de Rolande Combret