Histoire

La vie d’autrefois

La transhumance des dindons

D’après les souvenirs de Valentine des Escabrins, transmis à sa fille Odile.
Collectage : Alain Féral.

Après la guerre de 14/18, premier conflit mondial ayant saigné à blanc nos régions et nos villages, aussi bien sur le plan humain qu’économique, les moyens de communication étaient souvent réduits à leur plus simple expression.
Sur le causse de Barriac, comme un peu partout ailleurs, on allait à la foire, à la messe, au village voisin ou à la ville à pied, les plus nantis cheminant à cheval et carriole.

C’est à cette époque que se situe une coutume locale désormais disparue : la transhumance des dindons. Pour en découvrir une édition, projetons-nous dans les années 1920, à l’automne, sur le causse de Barriac : enveloppés de brume matinale les chasseurs traquent « la lèbrò » et à l’occasion fourrent dans la gibecière quelques poignées de « babissous », ces odorants petits champignons bruns et fermes, plus rares aujourd’hui, qui parfument si délicieusement omelettes et civets , d’autres fourbissent cuves et matériel propre aux vendanges prochaines au flanc des vignes pentues de la vallée du Dourdou et de Rodelle, et qui produiront une bonne piquette familiale .

Deux jeunes filles voisines, Valentine et Angèle des Escabrins, respectivement âgées de 17 et 25 ans environ, s’affairent elles aussi.
Valentine et Angèle, pour la foire du 30 septembre dite foire de la Saint Michel à Bozouls, réunissent leurs troupeaux de dindons respectifs en un seul, d’environ 35 à 40 têtes. Rappelons que la foire de la Saint Michel concernait surtout les « vacivas », (prononcer « bassibòs », jeunes brebis d’un an n’ayant jamais porté), les cochons,…..mais aussi nos fiers gallinacés. En ce qui concernait les vaches « montanhòles », la foire du 26 et 27 octobre réglerait leur sort, ainsi que celui des « bourruts » (jeunes veaux).

Cette foire n’était qu’une étape pour les dindons en transhumance, acheminés ensuite par leurs acheteurs jusqu’à la montagne, dans les forêts de hêtres, pour s’y engraisser des faines abondantes, nourriture plus riche que l’herbe rase des « puechs palats » du causse, et atteindre bon poids au moment des fêtes de fin d’année.

Il faut savoir que l’hiver on mangeait plusieurs dindons dans chaque ferme. Les repas dominicaux de famille et de voisinage réunissaient suffisamment de convives pour que l’on sacrifie à chaque fois un dindon….et entre voisins on se rendait la pareille le dimanche suivant !

Mais revenons à nos dindons. Cette période voulait que l’on vende en premier les mâles. La veille du départ, dans une cour fermée, les troupeaux d’Angèle et Valentine étaient réunis . Peu avant le lever du jour, les dindons étaient décorés et affublés de petites clochettes prévues à cet effet. Un joli ruban rouge ceinturait les deux ailes, élément esthétique et décoratif ayant aussi pour fonction d’empêcher la bête de voler.
Aux premières lueurs de l’aube (les dindons n’y voient pas la nuit), la troupe se mettait en route, un mâle de l’année précédente en tête, non sans une certaine excitation de la part de la gent volatile déjà nerveuse. L’allure était souvent un peu trop rapide au début.

 

Depuis les Escabrins la troupe empruntait les petits sentiers. A Barriac elle ne traversait pas le village et prenait le chemin du cimetière pour éviter Carnus, direction La Planhe, puis les routes non goudronnées à cette époque, vers Bozouls.

Trois heures de route étaient nécessaires mais suffisantes, car « c’est leste un dindon » qui, le reste de l’année, galope dans les champs à la poursuite des sauterelles. Et les races de cette époque étaient surtout charpentées, pattes longues aux enjambées rivalisant avec celles de leurs gardiennes.
La petite troupe bariolée et sonore, verrues colorées sur la tête, caroncules écarlates pendantes sous le bec, plumes de la queue dressées, constituée des plus belles bêtes, fleuron de la ferme, avait fière allure dès que la vitesse de croisière était atteinte. Couleurs, sonnailles et glou-glous joyeux n’ayant rien à envier au spectacle de la montée des vaches sur l’Aubrac !
Rarement, mais cela pouvait se produire, des dindons fatigués « s’amoulounnaient » soudain au milieu du chemin, décrétant syndicalement une pause à laquelle il fallait bien souscrire. Parfois un charretier compatissant prenait à son bord les plus fatigués pour les amener à bon port à Bozouls.
Arrivés sur le foirail communal il fallait encore procéder au parcage des bêtes dans des enclos, puis à la vente aux acheteurs venus de la montagne, généralement propriétaires de forêts de hêtres. Le dindon était vendu « à pièce », et pesait environ 4 kg. Clochettes et rubans, eux, ne se vendaient pas !

Angèle et Valentine profitaient de la foire pour ramener les premières belles châtaignes de Saint Julien et d’Espalion, vendues en chapelets (fruits transpercés et reliés par un fil), portées au retour comme des colliers. Les dindons qui n’avaient pas participé à la transhumance et autres poulettes étaient vendus à Noël à Rodez à un volailler des Quatre Saisons. Si elles ne disposaient pas de charrette et de cheval, les femmes, par ailleurs rompues, dans tous les sens du terme, à charrier sur la tête l’eau de la fontaine ou le linge au lavoir, transportaient les volailles dans une « desca », ( prononcer descò ) sorte de corbeille d’osier ou de noisetier, d’environ 80 à 90 cm de diamètre, et arrivées à Rodez devaient encore s’acquitter de l’octroi ( un droit à payer pour certaines denrées à leur entrée dans la ville ).
L’équilibre de la « desca » était maintenu par une « cabessounò », coussinet en forme de couronne, bien calé sur la tête pour ne pas perdre « le d’aplomb ».
Une « plena desca » de 8 poulettes attachées deux par deux, pouvait ainsi voyager en souplesse avec vue sur le paysage environnant, jusqu’à Rodez.
Le volailler expédiait les cheptels ensuite dans l’hérault et le midi où il avait énormément de clients.
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Ne résistons pas, enfin, à une dernière anecdote concernant l’usage de la « desca ». Les paysannes récemment mères, mais tenues aux travaux des champs et des jardins, et qui allaient sarcler betteraves et carottes, faisaient suivre le dernier-né de leur progéniture confortablement installé dans la « desca » . Le bambin y dormait sans problème, maman disponible à tout instant pour toute tétée intempestive.
Ainsi allait la vie dans les années vingt sur le causse de Barriac .
A noter encore que la transhumance des dindons perdure encore : dans le sud-ouest, entre Charente et Dordogne, le petit village de Varaignes perpétue chaque année la tradition lors de la fête locale et y ajoute un concours d’imitateurs de gloussements du plus bel effet ! (visible sur internet ) .